Lorsque l’on évoque la chanson polyphonique française, on pense généralement aux chansons a cappella de la Renaissance française, celles de Clément Janequin, Roland de Lassus, Claudin de Sermisy, Jacques Mauduit et tant d’autres. Il existe pourtant un répertoire plus récent, développé sous la plume de compositeurs modernes tels que Claude Debussy, Reynaldo Hahn, Camille Saint-Saëns, Maurice Ravel, Darius Milhaud ou encore Francis Poulenc. Si la redécouverte, à la fin du XIXe siècle, de chansons de la Renaissance a, de toute évidence, suscité l’émergence de nouvelles chansons, les influences stylistiques des compositeurs modernes sont multiples. En parcourant les partitions, il est possible de percevoir des références au plain chant médiéval, aux chansons de la Renaissance anglaise, aux madrigaux de l’époque de Monteverdi, à l’époque classique ou encore au wagnérisme. Les compositeurs mettent aussi bien en musique des poèmes anciens des XVe et XVIe siècles (ceux de Charles d’Orléans, Clément Marot, Jean Antoine de Baïf), que des poèmes contemporains (ceux de Paul Fort, Paul Éluard, Gabriel Vicaire ou même René Chalupt). L’amour, la mort, les saisons font partie des thèmes les plus abordés.
Entre intimisme et symphonisme : la chanson polyphonique
française au début du XXe siècle
Marielle Cafafa
« Parc Monceau » - Frederick Childe Hassam
Malgré un caractère archaïsant, les chansons dévoilent une modernité qui se révèle sous diverses formes. En se plongeant dans les partitions, on découvre ainsi des œuvres aux harmonies novatrices et mystérieuses, c’est le cas des chansons de Jacques Pillois (« Chanson du bois d’amour », 1911), Marcel Labey (« Avril », 1923) et de Jean Huré (« Âme en peine », 1924) ; des références à Wagner sont perceptibles chez Albert Doyen (« La fille morte dans ses amours », avant 1936) tandis que la polytonalité se fait entendre dans l’une des chansons de Darius Milhaud (« Le chant de la mort », 1932). Chaque chanson est une invitation à un voyage dans le temps ou dans l’espace. Certaines références stylistiques font penser aux chansons mesurées à l’antique de l’époque de Claude Lejeune (« Le dieu Mars et le dieu Amours », Jacques Benoist-Méchin, 1934), d’autres possèdent un caractère hispanisant (« Quant j’ai ouy le tabourin » de Debussy, 1908), tandis que quelques rares pièces révèlent une surprenante africanité (par exemple, Milhaud, « La danse des animaux », 1930). Au-delà de ces particularismes, toutes ces chansons se caractérisent par une « esthétique de la dentelle1 » reconnaissable grâce à une grande finesse dans l’écriture rythmique, mélodique et harmonique. Cette esthétique de la dentelle, constante et emblématique, s’insère volontiers dans les deux esthétiques dominantes que sont l’intimisme et le symphonisme. En effet, si certaines œuvres gagnent à être interprétées par un quatuor vocal, à la façon des quatuors vocaux dirigés par Henry Expert au début du XXe siècle, d’autres, d’allures symphoniques, semblent conçues pour des masses chorales comme Les Chanteurs de Lyon, l’imposant chœur dirigé par Ernest Bourmauck à la même époque.
Jacques Pillois : Chanson du bois d’amour, 1911
Polyphonies françaises, CD de l’Ensemble Léonor, dir. Marielle CAFAFA, 2018.
Tout au long de cet article, il s’agira d’explorer de potentielles pistes pour l’interprétation des œuvres. Seront successivement évoqués le rapport à l’ancien (« La Renaissance de la chanson polyphonique »), les goûts de l’époque (« Dans l’air du temps ») et enfin, les enjeux de la virtuosité de l’écriture vocale (« Le sens du spectaculaire »). Par souci de cohérence, cette étude se concentre volontairement sur les chansons polyphoniques originales, à l’exclusion des chants populaires arrangés à plusieurs voix2, des chansons pour chœur à voix égales (voix de femmes ou voix d’hommes), et des œuvres pour chœur et accompagnement. Les œuvres retenues sont celles de compositeurs, français ou étrangers, ayant mis en musique des poèmes français au cours des premières décennies du XXe siècle. À noter que les lignes qui suivent s’inspirent fortement de la thèse de doctorat soutenue en 2013 à la Sorbonne et publiée sous trois formes en 2017 et 2018 : sous la forme d’un livre aux éditions L’Harmattan (La chanson polyphonique française au temps de Debussy, Ravel et Poulenc)3, d’un CD (Polyphonies françaises)4 et d’un livret (La chanson polyphonique de Debussy à Poulenc)5.