« Les œuvres chorales qui ont pu dépasser une célébrité locale et momentanée sont en nombre infime. Saint-Saëns est donc grandement à louer d’avoir rehaussé par ses chœurs une forme vivace et dédaignée1. »
Les chœurs profanes dans l’œuvre de Camille Saint-Saëns
Pauline Amar
« Study for A Sunday on La Grande Jatte » - Georges Seurat
Cet extrait rend bien compte de la place qu’occupait l’œuvre chorale de Camille Saint-Saëns dans la société musicale française de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, certaines de ces pièces font partie du grand répertoire choral, notamment Calme des nuits et Des pas dans l’allée qui sont pratiquement incontournables. Il existe cependant peu d’écrits musicologiques sur le corpus dont il sera question dans cet article – Romance du soir, op. 118, Calme des nuits, op. 68, no 1, Les fleurs et les arbres, op. 68, no 2, Des pas dans l'allée, op. 141, no 1, et Saltarelle, op. 74. Dans la biographie2 de Camille Saint-Saëns rédigée par Jean Gallois et considérée comme la plus complète à ce jour, seul Saltarelle est mentionné, très brièvement. Aucune œuvre chorale n’a non plus été abordée lors du colloque international3. qui s’est tenu du 6 au 8 octobre 2021, Saint-Saëns, d’un siècle à l’autre. La publication du catalogue thématique des œuvres de Saint-Saëns, entreprise par Sabina Teller Ratner, est encore incomplète : les deux premiers volumes parus sont consacrés à la musique instrumentale et aux ouvrages lyriques. Le troisième volume portant sur la musique vocale profane et religieuse, confié à Yves Gérard, est resté inachevé. Une équipe de musicologues reprend actuellement ce projet et nul ne doute que cette vaste entreprise contribuera à remettre en lumière un certain nombre d’œuvres jusqu’alors négligées : chœurs profanes, mais aussi mélodies, hymnes, cantates, motets, cantiques et oratorios ont jalonné la longue carrière de Saint-Saëns.
En cette année du centenaire de la mort de Camille Saint-Saëns, cet article propose de remettre à l’honneur ces cinq pièces chorales, en parallèle de leur enregistrement et production sur scène par le chœur accentus dirigé par Christophe Grapperon, en définissant leur contexte et leurs caractéristiques stylistiques.
La place de la musique chorale dans l’œuvre de Camille Saint-Saëns
En croisant les différents catalogues que la maison d’édition Durand a consacrés aux œuvres de Camille Saint-Saëns, on dénombre vingt-deux pièces profanes pour chœur sans soliste. Si ce genre a peu intéressé le compositeur au début de sa carrière, il l’a ensuite inspiré jusqu’à l’année de sa mort puisqu’il compose Aux conquérants de l’air en 1921, à quatre-vingt-six ans.
Aucune tendance générale n’émane du choix des auteurs et des sujets, malgré une certaine récurrence des sujets guerriers, ou tout du moins musclés, qui ont inspiré un tiers des pièces : Aux aviateurs, Aux conquérants de l’air, Aux mineurs, Les Guerriers, Les marins de Kermor, Les soldats de Gédéon, Les Titans. Par conséquent, le chœur d’hommes est l’effectif vocal majoritaire.
Tableau 1 - L'œuvre chorale profane de Camille Saint-Saëns
Les auteurs des textes sont souvent des amis poètes de Camille Saint-Saëns : Jean Bonnerot, dont il a mis plusieurs textes en musique, était son dernier secrétaire entre 1910 et 1921, Louis Gallet, son ami et librettiste, Sylva Sicard, un ami de Béziers, Jean-Louis Croze (également auteur de l’argument du ballet Javotte), sans oublier Georges Audigier et Jules Combarieu.
La plupart des chœurs sont des œuvres de circonstances, à destination de sociétés chorales que Saint-Saëns a peut-être entendues lors de ses déplacements en province ou à l’occasion de concours d’orphéons auxquels il était souvent jury. Ainsi, Aux mineurs et Hymne au travail sont dédiés au Choral Nadaud de Roubaix, Hymne au Printemps, à la Société chorale des instituteurs de Prague, et Des Pas dans l’allée et Trinquons, au Quatuor Bastille. Enfin, Saltarelle a été écrit pour la chorale de la lyre havanaise.
Dans les années 1910, Camille Saint-Saëns semble trouver dans le contexte de la Première Guerre mondiale une motivation pour composer de nouvelles œuvres chorales, hautement patriotiques, qui expliquent en partie la prédominance des sujets guerriers. C’est le cas notamment des chœurs Aux aviateurs et Aux conquérants de l’air. Si le contexte de création de ces deux pièces n’est pas connu, on sait que Saint-Saëns a activement soutenu les soldats français, en composant par exemple une mélodie intitulée La Gloire, sur un texte de Lucien Augé de Lassus, pour un festival donné au Trocadéro en mai 1911, au bénéfice d’œuvres de bienfaisance militaires.
Les cinq pièces du corpus, choisies pour le concert et l’enregistrement, mettent en musique des sujets centrés sur la nature, à l’exception de Saltarelle qui évoque la danse.
On a beaucoup reproché à la musique de Camille Saint-Saëns son manque de simplicité, de charme et de spontanéité, notamment au début de sa carrière de compositeur. Enfant prodige, pianiste et organiste virtuose, il compose ses premières pièces à l’âge de cinq ans et prend plaisir à réaliser les exercices de contrepoint les plus difficiles et contraignants, comme en témoigne Émile Baumann :
« L’harmonie et le contrepoint eurent pour lui une autre importance. Maleden fut son maître, contrapuntiste rigide. L’élève se divertissait parmi les pièges de l’écriture ; il jonglait avec les combinaisons, adorant son art pour lui-même, jusqu’en ses aridités4. »
À une époque où l’opéra est le cœur de la vie musicale française, où l’on préfère les simples mélodies de Gounod ou Bizet aux œuvres instrumentales qui fleurissent en Allemagne au même moment, le goût de Camille Saint-Saëns pour la virtuosité compositionnelle est violemment et fréquemment critiqué. Voici, à titre d’exemple, un extrait de la Revue et Gazette musicale de Paris de 1860, rédigé par Adolphe Botte :
« Incontestablement, M. Camille Saint-Saëns est l’un des meilleurs talents, l’un des meilleurs fruits que puisse donner une école. Quoique jeune, il compose depuis longtemps. Mais après avoir vite conquis l’estime des artistes, il n’a guère fait de chemin dans l’opinion publique. Tout le monde vous dira, pour l’avoir lu ou entendu quelque part, que M. Saint-Saëns est un artiste sérieux, instruit ; mais nul ne vous jouera ses œuvres. […] Nous ne saurions louer cette musique sans réserve. Si elle est toujours intéressante, si elle captive l’esprit, elle est rarement belle et émouvante. L’harmonie, d’une sévère correction et parfois d’une grande hardiesse, n’est guère limpide : ce ne sont que dissonances, retards et recherches de toutes sortes. Nous en signalons l’abus, parce qu’il nous semble qu’on n’a recours à toutes ces coquetteries de forme que lorsque la pensée n’est ni assez large, ni assez passionnée, ni assez franche pour marcher un peu plus librement, et se montrer un peu plus simplement vêtue5. »
Cependant, ce penchant pour une musique trop intellectuelle et peu expressive aux oreilles du public français du XIXe siècle ne se vérifie pas dans sa production chorale. Les textes choisis montrent à eux seuls une démarche littéraire fine et une réelle quête de sens, ce qui n’est pas le cas pour toutes les mélodies vocales françaises de la deuxième moitié du XIXe siècle. Prenons l’exemple de Calme des nuits :
Vaste scintillement des mondes,
Grand silence des antres noirs
Vous charmez les âmes profondes.
L’éclat du soleil, la gaieté,
Le bruit plaisent aux plus futiles.
Le poète seul est hanté
Par l’amour des choses tranquilles.
La mise en musique de ce texte, minimaliste, presque glacée, sans accent, confère à la pièce une dimension unique et hors du temps. La nuance pianissimo et le registre medium permettent une grande délicatesse d’interprétation et une couleur chorale envoûtante. Seule la phrase centrale, « L’éclat du soleil, la gaieté, Le bruit plaisent aux plus futiles. », chantée dans une nuance forte en quadruple homorythmie, crée une rupture nette avec ce qui précède, comme pour se moquer des « plus futiles ». L’harmonie très consonante et attendue illustre probablement la « futilité », et renforce le caractère presque agressif de la phrase musicale. Au contraire, le reste du texte est accompagné d’une harmonie riche composée de nombreux d’accords de septième et de vocalises qui permettent de subtiles rencontres de notes. Aucun empressement pour autant : chaque accord dure et l’auditeur peut s’installer calmement dans chaque couleur d’accord. Ces choix musicaux vont à l’encontre de toute démarche de composition intellectuelle ou de « recherche scientifique ». Ici, le compositeur s’est mis au service du texte et de l’expression d’un calme pur et profond.
Saint-Saëns: Calme des nuits, Op.68, no 1
Saint-Saëns – Hahn, À la Lumière, CD accentus, Christophe Grapperon, direction,
Alpha Classics, 2022.
De même, dans Saltarelle, chœur invitant à la danse, Saint-Saëns écrit une musique simple, évoquant par tous les moyens le chant populaire : onomatopées, faux accents, bourdons et rythmes pointés prennent le dessus sur le style personnel du compositeur.
Saint-Saëns: Saltarelle, Op.74
Saint-Saëns – Hahn, À la Lumière, CD accentus, Christophe Grapperon, direction,
Alpha Classics, 2022.
1) Le maniement des voix
Les catégories d’écriture pour chœur
Émile Baumann remarquait déjà en 1905, au sujet des chœurs de Camille Saint-Saëns :
« Dans presque tous, il a voulu faire passer la franche énergie de l’art populaire au sein d’une mélodie très noble et d’un contrepoint fortement lié : le rythme est en saillie, les phrases, courtes et typiques, se plaquent d’elles-mêmes dans la mémoire ; un appétit d’action, de mouvement se propage jusqu’aux épisodes attendris et contemplatifs6. »
En effet, le renouvellement permanent de l’écriture pour chœur de Camille Saint-Saëns permet d’éviter la monotonie. À chaque phrase, le compositeur adopte une nouvelle manière d’écrire, faisant ainsi coïncider, dans une même courte pièce, plusieurs caractères. Cette diversité touche à la fois la texture chorale, la manière dont les parties interagissent et sont agencées les unes par rapport aux autres, et le registre de la mélodie – la prédominance d’une voix sur les autres.
Les éléments techniques brièvement abordés ci-dessous servent à mieux appréhender la vidéo qui va suivre et qui met en lumière la diversité des techniques de composition employées dans Romance du soir.
- L’homorythmie : toutes les parties vocales ont le même rythme donc tous les chanteurs prononcent le texte en même temps, donnant la sensation auditive de former un seul bloc. L’homorythmie peut-être quadruple (les quatre voix ont le même rythme), triple, ou double. Dans ces deux derniers cas, la ou les voix restantes ont un autre rythme, sortant ainsi du « bloc » homorythmique.
- La mélodie accompagnée : une voix, souvent la plus aigüe mais pas toujours, chante la mélodie principale et les autres l’accompagnent, c’est-à-dire servent de soutien rythmique et harmonique.
- L’écriture contrapuntique : les voix dialoguent, s’imitent, se répondent.
Traitement égal des quatre parties
L’alternance de ces trois grandes catégories présente aussi un intérêt pour les chanteurs : au cours de la pièce, chaque pupitre est mis en valeur pendant au moins un moment, pendant lequel son timbre ressort de l’ensemble. Aucune voix n’est laissée de côté au profit de la partie de soprano.
Camille Saint-Saëns met un point d’honneur à placer tous les chanteurs sur un pied d’égalité, en employant des moyens divers : triple homorythmie permettant à la voix restante de mieux ressortir, « relais » mélodique (la mélodie est découpée en plusieurs sections distribuées chacune à une voix), homorythmie entre tous les hommes et toutes les femmes, etc.
Dans Calme des nuits par exemple, plusieurs phrases musicales sont abordées par une voix seule avant l’entrée des trois autres. Cela permet de diversifier les couleurs du chœur et de mettre en exergue les différents pupitres (sauf les alti ici). Voici le choix de Camille Saint-Saëns pour chaque début de phrase.
Tableau 2 - Calme des nuits, pupitre à l'honneur au début de chaque phrase
Dans la musique instrumentale de Saint-Saëns, on trouve aussi d’étonnants choix de composition permettant à tous les instruments de ressortir, même ceux qui sont habituellement destinés à l’accompagnement harmonique. Dans le premier mouvement de son premier quintette avec piano, op. 14, le compositeur divise la mélodie de la deuxième partie en plusieurs sections et la répartit entre les différents instruments. Le pupitre d’alto domine au début du thème : porteur de la mélodie, il joue dans son registre aigu pour passer au-dessus des violons, réduits ici à une simple fonction accompagnatrice. Il est possible de suivre ce déroulé sur la vidéo ci-dessous, la mélodie s’affichant en rouge sur la partition pour mieux suivre le relais de timbre.
Camille Saint-Saëns Quintette op.14 - Relais de timbres
Dans la Romance du soir, qui appartient au corpus de cet article, on suit un procédé exactement identique. Lors de la première exposition de la mélodie, le thème est confié au seul pupitre de soprano, dans le but de le présenter à l’auditeur de manière simple et claire. Plus tard, cette mélodie est entendue une deuxième fois sous forme d’un relais entre les voix d’alto, de basse et de soprano. On y décèle à nouveau une forte volonté d’équité entre les pupitres et entre les différentes couleurs vocales.
Camille Saint-Saëns Romance du soir - Relais mélodique
Le lien suivant présente une synthèse des idées évoquées dans cette deuxième partie, appliquées à la pièce Romance du soir. Le tableau se lit de gauche à droite et de haut en bas. On peut donc suivre le déroulement de la pièce en temps réel en prenant conscience des différents vecteurs de contrastes, qu’ils appartiennent au domaine de l’écriture pour chœur, du timbre ou de la dynamique. Il est recommandé d’agrandir la fenêtre en plein écran et de prendre quelques instants pour lire la légende avant de lancer la vidéo.
Camille Saint-Saëns Romance du soir - Tableau synchronisé des textures
2) Une harmonie économe, au service du texte
Aux ambitions compositionnelles de Camille Saint-Saëns qui sont décrites dans la deuxième partie se superpose la contrainte du texte. Loin de n’être qu’un simple support, il dicte en profondeur chaque idée musicale.
Si Camille Saint-Saëns se satisfait d’une harmonie simple et pleine dans sa production chorale, probablement pour rendre ces pièces accessibles aux chœurs amateurs, on remarque tout de même quelques sections particulièrement riches, toujours en lien avec la portée expressive du texte. Un exemple très simple se situe au centre de La Romance du soir, mesure 39 : « Le poète rêve et croit voir, songeant devant son miroir, quelque Dame Blanche ». Le dernier accord de cette phrase surprend par son caractère suspensif et incertain (il s’agit d’un fa+6 qui clôt une section en ré mineur), comme pour représenter musicalement cette Dame Blanche.
La phrase refrain du chœur Des pas dans l’allée mérite une réelle analyse harmonique, elle aussi mise en relation directe avec le texte. Ce chœur est construit en trois strophes terminant chacune par les deux vers :
« Vers quel silence, en quelle allée
S’est-elle en un beau soir allée ? »
La mise en musique de la première moitié de cette phrase refrain, « vers quel silence, en quelle allée », est identique les trois fois. Si les quatre accords employés sont de simples accords parfaits, la manière de les enchaîner ne l’est pas. Il s’agit d’une progression à rebours, ce qui signifie que les accords sont disposés à l’envers par rapport à la norme de la musique tonale. En l’occurrence, la progression d’accords choisie par Saint-Saëns (IV I iii V) serait absolument ordinaire en sens inverse (V iii I IV), selon la logique de la musique tonale qui impose d’enchaîner les accords par tierces ou quintes descendantes. Cette progression, plus exceptionnelle pour le public de l’époque que pour notre oreille du XXIe siècle, provoque tout de même, encore aujourd’hui, une sensation singulière : ces accords enchaînés dans cet ordre sont plus fréquemment employés dans la musique populaire ou la musique de film que dans la musique savante occidentale. Afin de percevoir cet enchaînement à rebours, la vidéo ci-dessous juxtapose trois écoutes : la phrase originale, interprétée par le chœur Le Madrigal de Paris, suivie des quatre accords seuls (après la suppression du rythme et du texte), pour finir avec les quatre mêmes accords joués de la fin au début, dans le sens communément adopté par les compositeurs de musique tonale. Ce choix harmonique serait-il une mise en musique du sentiment d’égarement ?
Camille Saint-Saëns Des pas dans l'allée - Progression à rebours
La fin de la phrase refrain (« S’est-elle en un beau soir allée ? ») est, elle aussi, harmonisée avec subtilité. La première et la troisième occurrence se concluent de manière identique sur une demi-cadence très résignée, alors que la deuxième, plus ouverte, laisse entendre une couleur finale tendue (V+4). Le texte peut, ici aussi, justifier cette différence : lors de la deuxième strophe, la défunte dont il est question semble être ramenée à la vie grâce aux empreintes de ses pas, toujours présentes dans les feuilles mortes, au point qu’on se demande si elle s’en est réellement allée. La mise en musique, plus lumineuse, renforce l’espoir qui émane du texte. La vidéo ci-dessous juxtapose les trois occurrences de la phrase-refrain, replacée dans son contexte textuel.
Camille Saint-Saëns Des pas dans l'allée - Comparatif fin
Figure 1 - Des pas dans l'allée - Harmonie non fonctionnelle
Bien que ces subtilités soient difficiles à percevoir, il apparaît que les choix harmoniques de Saint-Saëns subliment le texte, l’étirent vers une nouvelle profondeur et une nouvelle lecture.
3) Une écriture rythmique tournée vers le passé
Si Saint-Saëns est fréquemment comparé à Beethoven pour son écriture centrée sur les motifs, ou à Liszt pour sa virtuosité pianistique, rares sont les sources qui étudient les influences de la musique ancienne sur le style du compositeur. Pourtant, Camille Saint-Saëns était un fervent défenseur du répertoire baroque pour l’avoir enseigné, publié, donné en concert. On ne sait pas, à ce jour, si Saint-Saëns connaissait en profondeur la musique du Moyen-Âge et de la Renaissance. Il écrit avoir été impressionné par un concert de chanteurs de la chapelle Sixtine interprétant Palestrina, lors de son voyage à Rome en 1857.7 Dans les cinq pièces chorales dont il est question ici plusieurs caractéristiques semblent faire référence à la musique ancienne.
Le traitement rythmique n’est en rien semblable à la musique instrumentale ou à la musique de scène du compositeur. À l’exception de Saltarelle dont le rythme évoque la danse, aucun des chœurs du corpus n’est marqué par une idée rythmique forte, qui donnerait une identité aux thèmes. Il s’agit simplement de suivre la prosodie, sans excès d’accents ou de vocalises, afin de rendre le texte bien compréhensible. Le caractère pudique et élégant qui en résulte n’est pas sans évoquer la « Musique mesurée à l’Antique », courant musical français du XVIe siècle dont un des principaux représentants est Claude Lejeune. Initié par le poète Jean-Antoine de Baïf, l’objectif était alors de faire coïncider les rythmes de la musique avec la scansion des vers, donc de limiter le chant à une succession de valeurs longues et de valeurs brèves. On retrouve cette caractéristique dans les chœurs de Saint-Saëns.
Le chœur Les fleurs et les arbres se démarque par son homogénéité rythmique : d’un bout à l’autre le rythme ♩ ♫ est répété de manière obstinée, constituant ainsi le moteur de la pièce. Aux XIIe et XIIIe siècles, la musique de l’École de Notre Dame avait introduit l’usage de modes rythmiques : à chacun des six modes correspondait une cellule rythmique qui formait le noyau des pièces de l’époque. Voici, à titre d’exemple, la juxtaposition d’un organum de Pérotin, Pascha nostrum immolatus, et du début du chœur Les fleurs et les arbres, composé près de sept siècles plus tard. L’introduction du chant par une longue note tenue aux ténors renforce la similitude des deux morceaux.
Mise en relation Pérotin - Saint-Saëns
Si les chœurs profanes de Camille Saint-Saëns témoignent de sa virtuosité d’écriture, de son souci du détail et de sa subtilité en matière d’harmonie, ils n’en demeurent pas moins un genre à part dans sa production musicale. Alors que les livrets d’opéra ont développé chez le compositeur un instinct mélodique riche et fougueux, les textes choisis pour ses chœurs reflètent plutôt une sensibilité littéraire fine et humble. Plus encore que dans les genres intimes de la musique de chambre, c’est avant tout la délicatesse et la pudeur qui ressortent des pièces pour chœur de Camille Saint-Saëns. Ce caractère rappelle celui des quelque 160 mélodies qui viennent s’adosser à cette production chorale, et qui démontre à leur tour l’importance de la voix dans la carrière du compositeur.
« La voix est le plus beau des instruments ; les autres n’en sont que l’imitation plus ou moins éloignée. Préférer les instruments aux voix, c’est préférer la perruque à la chevelure, le maquillage à la fraîcheur juvénile, la fleur en papier à la fleur naturelle8. »
Injustement oubliés pour la plupart, ces chœurs semblent pourtant constituer le siège de la réalisation d’une des plus grandes ambitions du compositeur : la simplicité, ainsi que le charme qui lui est associé. Loin de son œuvre symphonique, centre de ses élans romantiques les plus riches, ce répertoire choral tout en finesse rappelle la conversation que Saint-Saëns a tenue à la chanteuse et compositrice française Pauline Viardot, au sujet de la chanteuse Caroline Duprez :
« Cette voix [d’une grande étendue] n’avait pas une grande puissance, elle n’était pas de cette pâte savoureuse qui séduit le grand public, et celui-ci n’appréciait pas toujours autant qu’il l’aurait dû cet admirable talent, fait de grand style, de diction parfaite, d’impeccable et audacieuse vocalisation. […] Elle chante très simplement, disais-je un jour à Mme Viardot. "Cette simplicité-là, me répondit la grande artiste, c’est le comble de l’art”9. »