Reynaldo Hahn (1874-1947) et la musique chorale à la Belle Époque
Stéphan Etcharry
« Le Théâtre du Châtelet, Paris » - Eugène Galien-Laloue
Figure musicale emblématique de la IIIe République, Reynaldo Hahn (1874-1947) a mis la voix au centre de ses préoccupations artistiques. Même s’il comporte de nombreuses pièces pianistiques, symphoniques (concertos, ballets, musiques de scène et de film), ou encore de musique de chambre, le catalogue de ses œuvres accorde une place privilégiée à l’opéra (L’Île du rêve, La Carmélite, Nausicaa, Le Marchand de Venise), aux opérettes et aux revues (Ciboulette, Mozart, Une revue, Brummel, Ô mon bel inconnu), sans oublier scènes lyriques et motets religieux. Hahn doit surtout sa célébrité à ses très nombreuses mélodies pour voix et piano qu’il se plaisait à chanter lui-même tout en s’accompagnant au piano1.
En revanche, il est peu commun d’évoquer sa production chorale profane. Bien que plus réduite et confidentielle – elle compte une vingtaine de pièces, indépendantes ou réunies en recueils2 –, elle n’en demeure pas moins significative et digne d’intérêt, pleine de charmes insoupçonnés et d’inventivité, couvrant une vingtaine d’années, entre 1891 et 1912 environ, avec un plus tardif et isolé À la lumière datant de 1925.
C’est principalement dans le cadre des salons parisiens de la noblesse et de la haute bourgeoisie de la Belle Époque où se côtoyaient musiciennes et musiciens, artistes, hommes et femmes de lettres, politiques, personnalités diverses, lors de séances musicales annoncées par la presse (Le Gaulois ou encore la rubrique « Le Monde et la Ville » du Figaro) – séances musicales qui entrent d’ailleurs souvent en concurrence –, que Hahn est amené à composer ses chœurs. À côté de mélodies et d’airs d’opéras, ils sont interprétés par les chanteuses et chanteurs amateurs éclairés appartenant à ces cercles mondains, placés sous la houlette de chefs tels que Félix Raugel (alors étudiant à la Schola cantorum, fondateur en 1909 de la « Société Haendel », aux côtés d’Eugène Borrel), Charles Bordes (le chef de chœur de la Société des Chanteurs de Saint-Gervais, fondée en 1892), Jules Griset (qui dirige la Société chorale d’amateurs, fondée en 1887 par Antonin Guillot de Sainbris), Walther Straram (alors chef de chant à l’Opéra-Comique), Abel Duteil d’Ozanne (qui dirige les chœurs de l’Euterpe, chez la princesse de Polignac), Désiré-Émile Inghelbrecht (qui fonde, à partir de 1912, l’Association chorale professionnelle de Paris4), Camille Saint-Saëns mais aussi Hahn lui-même. En 1895, Gabriel Fauré est lui aussi sollicité par Marguerite de Saint-Marceaux afin de monter une chorale d’amateurs pour les habitués de son salon.
Il est intéressant de souligner combien ces lieux de sociabilité font non seulement se croiser différents artistes dans un stimulant contexte d’échanges et de créations mais aussi, d’un point de vue strictement musical, différents réseaux comme par exemple ceux de la Société nationale (créée en 1871) et de la Schola cantorum (fondée en 1894 et inaugurée en 1896), ou encore musiciens professionnels et amateurs éclairés.
L’École Engel-Bathori
Le mercredi 21 avril 1897 à 16h30, au théâtre de la Bodinière (fondé par Charles Bodinier en 1890), rue Saint-Lazare, la dix-septième séance des « heures de musique » est consacrée aux œuvres de Reynaldo Hahn. Elle s’inscrit dans le cadre du cycle de concerts « Une heure de musique moderne », instauré par le ténor belge Émile Engel (1847-1927). À cette séance prend part « une assistance des plus élégantes : Mme la princesse Mathilde, la duchesse d’Uzès, le ministre de Suède et Norvège, et Mme Due[z] ; Mme Alphonse Dudet, etc., etc.5 ». Parmi les mélodies interpétées par Engel lui-même, la soprano Jeanne Horwitz et le baryton-Martin Jules Diaz de Soria, on peut notamment entendre le cycle des Chansons grises ainsi que Phidylé, avec l’intervention « d’un petit chœur de voix d’amateurs triées sur le volet6 ». « En seconde partie, Alfred Cortot et Édouard Risler interprètent différentes pièces à quatre mains, puis Risler seul exécute les Portraits de peintres, chacun d’eux étant précédé de la récitation par Moreno des poèmes de Proust7 ».
Pour la saison 1911-1912, les chœurs de l’École Engel-Bathori – nouvellement créée et sise dans la Salle de l’Athénée Saint-Germain, au numéro 21 de la rue du Vieux-Colombier –, placés sous la direction de Louis Aubert (1877-1968), proposent, le mercredi 15 novembre 1911 à 4h 1/2, un concert intitulé « Aux Temps païens. Grèce et Rome », inaugurant dix séances placées sous la bannière « La musique à travers les poètes et les âges8 ». À côté d’œuvres de Fauré, Monteverdi, Gluck, Rameau, Mouquet, Saint-Saëns, Vuillermoz, Hüe et Debussy, la mezzo-soprano Jane Bathori (1877-1970) et son époux ÉmileEngel –fondateurs de l’école – auxquels se joint le baryton Julien Feiner (1889-1941) interprètent quatre des dix Études latines de Reynaldo Hahn : Lydie, Salinum, Phyllis et À Phydilé. Comme nous le verrons ci-dessous, deux de ces mélodies accompagnées au piano (Lydie et À Phidylé) requièrent l’intervention du chœur de l’école. L’Aubade athénienne de Hahn, pour chœur et piano, clôturait le programme. Le pianiste accompagnateur était Philippe Jarnach.
Lors de la deuxième séance musicale du mercredi 29 novembre 1911 ayant cette fois pour thématique « Au Moyen-Âge (chants de foi, de guerre et d’amour) », où furent notamment donnés les Trois Chansons acappella de Claude Debussy sur des poèmes de Charles d’Orléans9, des chœurs de Charles Koechlin (Renouveau, sur un poème de Charles d’Orléans) et de Gabriel Pierné (Le Mariage de Marion, sur un texte de Tristan Klingsor, et « La Route », extrait de la deuxième partie de la légende musicale La Croisade des Enfants, sur un texte de Marcel Schwob), trois « chansons à 3 et 4voix » a cappella de Reynaldo Hahn étaient à nouveau interprétées : En vous disant adieu (« dans la manière [du compositeur] Antoine Boesset », précise Hahn au début de sa partition), Comment se peut-il faire ainsi ? (Charles d’Orléans) et Les Fourriers d’été, ces trois dernières pièces étant interprétées par un quatuor de solistes constitué de Jane Bathori, Emma Vadot, Émile Engel et Julien Feiner.
La Nuit (Théodore de Banville), extraite des Rondels, était quant à elle interprétée lors de la séance du mercredi 27 mars 1912 dédiée cette fois au « Romantisme », à côté de mélodies avec piano de Franck, Saint-Saëns, Aubert, Niedermeyer, Gounod, Berlioz, Koechlin et de deux « quatuors vocaux » de Florent Schmitt sur des poèmes d’Alfred de Musset (Naïve et Martiale).
Les sociétés orphéoniques et le Grand concours international de musique de Cannes (Pentecôte 1925)
L’engouement, dans un tel contexte, pour le chœur – a cappella ou accompagné au piano –, rejoint, à sa manière, le mouvement des orphéons – ensembles amateurs de musique instrumentale (vents) et sociétés chorales issus des classes moyennes ou populaires, tant à Paris qu’en province –fondé dans les années 1830 par Guillaume-Louis Bocquillon (dit Wilhem, 1781-1842), suite à la disparition des maîtrises durant la Révolution française10.
C’est dans un tel contexte que l’on commande à Reynaldo Hahn un chœur sur un poème d’Anatole France (1844-1924), pour devenir l’une des œuvres imposées pour le Grand Concours international de musique organisé par la ville de Cannes le week-end de Pentecôte 1925 (samedi 30, dimanche 31 mai et lundi 1er juin) : « Cent quarante sociétés musicales (orphéons, chorales, harmonies, fanfares) y participent à différents concours placés sous la présidence d’André Messager. À la lumière, dont le texte célèbre la clarté solaire comme source de vie, est écrit pour quatre voix mixtes, plusieurs fois divisées, qui évoluent comme une pâte sonore, homophonique, épousant différentes nuances harmoniques telle la réfraction d’une onde lumineuse 11. »
Le journal local Le Littoral du dimanche 31 mai 1925 (« Journal littéraire et mondain de Cannes et de l’arrondissement de Grasse ») donnait un copieux compte rendu de ce « Grand Concours International de Musique » sur quatre des six colonnes de sa une, trahissant l’importance que revêtait cet événement, non seulement pour les Cannois, mais aussi pour toute la région et, bien au-delà, pour les participants au concours qui venaient de la France entière, de Suisse, d’Italie et même d’Algérie12. »
« En établissant le projet d’un Concours de Musique, il y a deux ans passés, il fut décidé, grâce à une influence heureuse, qu’on donnerait à cette manifestation une orientation nouvelle et plus moderne. Dès juillet 1923 fut lancé le projet d’un concours de composition. Ainsi on favorisait l’éclosion d’œuvres intéressantes et on évitait la trop grande banalité qui semblait s’attacher à un répertoire trop simple et trop rabâché13. » Gabriel Fauré avait accepté d’assurer la présidence du concours de composition, avant sa disparition en 1924. Le journal précise que, « pour les chorales mixtes, M. Busser et M. Reynaldo Hahn ont donné deux chœurs inédits sur de fort beaux poèmes d’Anatole France, un troisième [L’Ensorceleuse] est écrit par M. André Naudier [élève de Gabriel Fauré]14. »
Il ressort de ces considérations sociales liées aux contextes de composition des chœurs de Hahn un dénominateur commun : que le musicien écrive pour les chanteuses et chanteurs des salons de la noblesse et de la haute bourgeoisie parisienne ou pour ceux des sociétés orphéoniques participant au Grand concours international de musique de Cannes, il s’adresse avant tout à des amateurs. Cependant, qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre des deux catégories sociologiques ainsi définies, ces amateurs attestent généralement d’un très bon niveau musical possédant, la plupart du temps, de solides bases solfégiques et, souvent, des rudiments de technique vocale. Quelles inspirations Hahn puise-t-il donc dans les milieux qu’il côtoie et dans les répertoires qui y sont alors interprétés ? Comment le compositeur écrit-il pour ces chœurs amateurs ?
Dédié à Angèle Duglé (1848-1929), nièce de Charles Gounod, qui donnait des cours de chant aux jeunes filles et femmes du monde et qui avait fondé, selon les mots de Hahn, « une petite académie chorale15 », tenant un salon au 7, rue Daubigny, dans le dix-septième arrondisement de la capitale, L’Obscurité semble être l’un des tout premiers chœurs pour voix mixtes a cappella composé par Reynaldo Hahn d’après un extrait des Odes et Ballades de Victor Hugo (1802-1885), en 1897, si l’on en croit la date portée entre parenthèses à la fin de la partition éditée chez Heugel16. Faisant suite à ce premier essai qui relève d’une esthétique musicale éminemment romantique, les chœurs de Hahn peuvent être classés selon trois catégories génériques principales.
« Mélodies chorales »
Publiés par Heugel à un an d’intervalle, les deux cycles de mélodies pour voix et piano des Rondels (1899) et des Études latines (1900) intègrent en leur sein, de manière fort surprenante et donc tout à fait originale, quelques chœurs accompagnés au piano17. Sur les douze pièces du premier recueil mettant en musique des poèmes de Charles d’Orléans (1394-1465), de Théodore de Banville (1823-1891) et de Catulle Mendès (1841-1909), trois sont pour chœur mixte (nos 1, 6 et 11) : Le Jour, Gardez le trait de la fenêtre et LaNuit18, les deux chœurs latéraux empruntant leur texte à de Banville tandis que celui du centre est sur un poème de Charles d’Orléans. Quant aux dix numéros des Études latines, sur des poésies de Leconte de Lisle (1818-1894) s’inspirant des Odes du poète latin Horace et réunies sous le titre de Poèmes antiques (publiés en 1852), trois, là encore, s’adressent à un ensemble vocal : Lydie (no 1, pour ténor solo et chœur, « àM.Massenet »), Thaliarque (no 4, pour chœur à deux voix avec soli, « à Monsieur Gabriel Fauré ») et Phidylé (no 9, pour solo de basse et chœur, le piano étant ici, pour la première fois, à quatre mains, pièce dédiée « à [s]on ami Marcel Proust »).
Cette inclusion de chœurs accompagnés au piano au sein de recueils de mélodies témoigne, aux yeux de Hahn, de la porosité des frontières génériques qui mettent la voix – qu’elle soit singulière ou plurielle – et l’instrument au service du texte poétique, dans une intime et subtile alchimie qui représente l’essence même du genre de la mélodie française. Ces chœurs avec accompagnement pianistique peuvent ainsi être considérés, d’une certaine manière, comme une sorte de « mise en relief » de la ligne mélodique qui trouve en elle-même une résonance vocale démultipliée. Ne pourrait-on d’ailleurs pas aisément appliquer à ces six chœurs la remarque que faisait précisément Hahn à propos de l’éclosion et de la fixation du genre de la mélodie, justement dans le cadre des salons parisiens, montrant combien il était lui-même parfaitement conscient du milieu social dans lequel il évoluait et pour lequel il composait ces mélodies accompagnées au piano, qu’elles soient chorales ou non :
« C’est pour des salons, qu’on le sache bien, pour des réunions intimes ou mondaines, que furent composés les plus beaux lieder, les plus belles « mélodies », pour des auditoires restreints et choisis, pour des esprits cultivés, plus ou moins raffinés peut-être, mais d’un niveau relativement élevé, pour des cénacles où il entrait évidemment des éléments de valeur inégale, mais dont tous les membres étaient, à des degrés divers, aptes à comprendre ou tout au moins à percevoir la pensée, l’intention, le talent d’un poète et d’un musicien, et non pour des foules, ni surtout pour des assemblées de gens austères, dédaigneux de tout agrément facile, rebelles à toute inspiration séduisante ou riante, ennemie de tout ce qui peut plaire ou charmer. De ces gens-là, il y en avait beaucoup aux environs de 1900. Ils considéraient ces mots : « mélodies de salon » comme une suprême injure et ne manquaient pas d’en marquer corrosivement les œuvres écrites pour chant et piano qui ne répondaient pas à l’idéal morose professé par toute une école musicale revêche et stérile dont il s’étaient fait les farouches prosélytes19.»
On peut parfois reconnaître aussi dans quelques-unes de ces pièces (Le Jour, par exemple) une connotation néobaroque ou néoclassique, faisant plus précisément allusion au style de certains chœurs de Christoph Willibald von Gluck (1714-1787) que Hahn portait en grande estime.
Chansons et madrigaux
Le tournant des XIXe et XXe siècles se caractérise notamment en France par la redécouverte et l’interprétation des répertoires du patrimoine historique. Chant grégorien médiéval, madrigaux profanes italiens, chansons polyphoniques de la Renaissance française sont révélés au public grâce aux nombreux travaux musicologiques de Dom Joseph Pothier (1835-1923) – sur le chant grégorien –, Charles Bordes (1863-1909) et ses Chanteurs de Saint-Gervais, Henry Expert (1863-1952) –notamment pour le XVIe siècle, lui qui a longtemps été professeur d’ensemble vocal à l’école Niedermeyer –, ou encore Amédée Gastoué (1873-1943) – sur le chant grégorien.
Plusieurs pièces a cappella naissent alors en ce tournant de siècle qui tentent de styliser ces répertoires du passé, de la Renaissance en particulier. C’est en 1907 que Hahn compose ses six Chansons et Madrigaux à trois (nos 1 et 5) et quatre voix (nos 2, 3, 4, et 6) : 1. Un Loyal cœur (Charles d’Orléans), 2. Vivons, Mignarde ! (Jean-Antoine de Baïf), 3. Pleurez avec moi ! (Agrippa d’Aubigny), 4. En vous disant adieu (Antoine Boesset), 5. Comment se peut-il faire ainsi ? (Charles d’Orléans), 6. Les Fourriers d’été (Charles d’Orléans). Le recueil édité chez Heugel précise « Avec accompagnement de piano ad libitum », probablement pour faciliter le soutien du chœur dans son apprentissage des partitions ou, en situation de concert, pour masquer d’éventuelles faiblesses intonatives ou rythmiques d’un chœur amateur : cet accompagnement ne représente pourtant qu’une simple réduction des parties vocales et ne s’autonomise jamais, ne mettant en valeur aucune écriture pianistique idiomatique. Ainsi convient-il d’opter plutôt pour une interprétation acappella, pour se rapprocher de l’esthétique renaissante de la chanson polyphonique française, ici principalement stylisée par Hahn.
Pour la deuxième pièce, Vivons, Mignarde !, le compositeur précise lui-même qu’il l’a écrite « sur un rythme de Lully ». Se fondant sur le catalogue thématique des œuvres de Lully établi par Herbert Schneider20, la musicologue Marielle Cafafa avance que ce rythme est « probablement issu de la gigue du troisième acte de Xerxès21 ». Il est en fait ici question de la 3e entrée de l’acte II « Pour les Docteurs, Trivelins, Polichinelle et Scaramouche » du Xerxes de Cavalli (1602-1676) dont Lully a écrit les danses22. Il s’agit d’une gigue à la française, danse comique avec son anacrouse et ses rythmes pointés caractéristiques. Dans sa partition, Hahn reprend aussi à Lully le principe de l’imitation. Quelle que soit la source précise utilisée par Hahn, ce type de rythmique est de toutes les façons particulièrement répandu dans la musique française de cette époque23. Toujours est-il qu’une sorte d’anachronisme se crée entre la stylisation d’une chanson de la Renaissance – dont Jean-Antoine de Baïf, l’auteur des paroles, est l’un des poètes emblématiques – et l’évocation du style musical plus tardif (baroque) de Lully. D’ailleurs, deux autres de ces six Chansons et madrigaux relèvent davantage d’une esthétique baroquisante : la troisième (Pleurez avec moi !) et la quatrième (En vous disant adieu). Il faut signaler aussi quelques couleurs médiévisantes parfois dans la cinquième (Comment se peut-il faire ainsi ?).
Chœur d’opéra
L’Aubade athénienne est le « fragment d’un opéra esquissé », ainsi que le précise le compositeur lui-même en note de la toute première page de sa partition imprimée chez Heugel en 1911. Ce chœur exclusivement féminin à quatre voix a cependant été composé quelques années plus tôt puisqu’on put l’entendre lors d’une soirée organisée dans son salon par la professeure de chant Angèle Duglé, le 12 juin 190824. Les jeunes filles en présence dans le texte antiquisant de l’écrivain prolifique Paul Reboux (1877-1963) [nom de plume d’André Amillet] chantent les louanges de Hellé, apportant à la fille du roi Athamas et de Néphélé nombre d’offrandes florales et végétales pour fêter ses vingt ans.
Ce projet opératique avorté fait écho à la grande vogue de l’Antiquité grecque comme motif d’inspiration dans la musique française – et dans les sujets d’opéras, en particulier – au XIXe siècle et au début du XXe, plus précisément durant la Troisième République25. Hahn place lui aussi cette Antiquité grecque au rang de ses muses favorites : à côté des Études latines (1900) qui regardent plutôt vers l’Antiquité romaine, il est en effet l’auteur de Persée et Andromède (1895), de l’oratorio Prométhée triomphant26(1908), de la présente Aubade athénienne (1911), ou encore de Méduse (1911). Durant la Grande Guerre, sur le front de l’Argonne, il écrira encore un opéra en deux actes – achevé, celui-ci –, Nausicaa, sur un livret de René Fauchois d’après L’Odyssée d’Homère, qui sera créé à l’Opéra de Monte-Carlo, le 10 avril 191927. Les groupes de jeunes filles et les solistes Muaïs et Chloé de l’Aubade athétienne ne sont d’ailleurs pas sans faire écho aux ensembles féminins qui parcourront justement le premier acte de Nausicaa, mettant en présence l’héroïne et ses amies Églé, Chloris et Daphné, comme si ce dernier opéra représentait en quelque sorte l’aboutissement de son projet initial inachevé.
Thématiques textuelles et poétiques
Au-delà de l’apparente hétérogénéité des genres musicaux qui se fait jour au sein de tous ces chœurs et des différents auteurs mis en musique, il semble que les thématiques littéraires et poétiques retenues assurent à ce corpus une certaine unité. En effet, la plupart des textes évoquent l’arrivée du printemps, faisant une large place à la nature qui baigne le plus souvent dans la joie et la lumière. Même La Nuit (no 11 des Rondels) est douce, paisible, parfumée, propice à la délivrance, et distille en son sein « un flot d’astres [qui] frissonne et [qui] luit ». Quant à L’Obscurité, sur un texte de Hugo, elle délivre elle aussi un ultime et lumineux message : « Heureux qui ne vit que pour vivre, Qui ne chante que pour chanter ! » L’emblématique À la lumière, sur des paroles d’Anatole France (1844-1924), est une sorte d’hymne en hommage à celle qui donne la vie sur terre.
Filant la métaphore, mais avec une pointe de mélancolie cependant, quatre pièces sont de véritables carpe diem : Lydie, Thaliarque (nos 1 et 4 des Études latines) – « Cueille ton jour fleuri sans croire aux lendemains ; / Prends en souci l’amour et l’heure fugitive », chantent les chœurs à Thaliarque –, Vivons, mignarde ! (no 2 des Chansons et Madrigaux) et, dans une moindre mesure, Les Fourriers d’été (no 6 des Chansons et Madrigaux) où l’on souhaite oublier les rudesses de l’hiver en profitant de l’été retrouvé.
Enfin, absence de l’être aimé, amours douloureuses, perdues ou impossibles représentent le fil rouge des textes mis en musique dans la plupart des Chansons et Madrigaux (nos 1, 3, 4 et 5), ainsi que dans la pièce Gardez le trait de la fenêtre (no 6 des Rondels). Idéaliste – mais aussi réaliste ! – devant l’éternel, Hahn n’écrivait-il d’ailleurs pas dans son journal, en novembre 1895, quelques mois avant sa rupture avec Marcel Proust : « Le plaisir que donne l’amour ne vaut vraiment pas le bonheur qu’il détruit28. » Ne confiait-il pas aussi à Suzette Lemaire, le 11 juillet 1896, que « la vie n’est que […] désirs irréalisés, […] rêves déçus29» ?
Des effectifs à géométrie variable
Au-delà de l’écriture « standard » à quatre voix mixtes, Hahn diversifie la palette de son effectif choral, écrivant des chœurs allant de deux voix (Thaliarque, pour sopranos et ténors) à huit voix, chacun des quatre pupitres constitutifs se subdivisant alors en deux parties réelles (L’Obscurité). Mais même derrière la façade d’un effectif annoncé, dès le départ, à deux, trois ou quatre voix, le compositeur ne peut s’empêcher d’opérer des divisions au sein des différents pupitres, dans certaines parties musicales, un « deux voix » initial pouvant se métamorphoser en un « quatre voix » dans des passages précis (Thaliarque), un « quatre voix » pouvant passer, selon les sections, par tout un nuancier de divisions des pupitres (5, 6, 7 voix parfois dans À la lumière). À côté de la formation mixte, la plus répandue, Hahn dédie son Aubade athénienne à un chœur de femmes à quatre voix. Il n’hésite pas aussi à faire dialoguer, à l’intérieur d’une même pièce, pupitres masculins et féminins (Le Jour, mes. 42-48, par exemple).
Les chœurs hahniens enregistrent en eux, d’une certaine manière, cet esprit de musique de chambre en usage dans le cercle des salons, en fonction des invités pressentis (chanteurs ou chanteuses solistes), des formations chorales, des ensembles vocaux, voire des quelques solistes réunis, du ou des pianistes30 en présence. Il semble bien que le milieu social pour lequel le compositeur écrit ses pièces influe directement sur les effectifs en présence qui renouvellent, de fait, la texture chorale proprement dite. Ainsi prend-il par exemple le soin de préciser en note de sa partition L’Obscurité (pour les mesures 14 à 18) : « Si l’on ne dispose pas de six jolies voix pouvant chanter en solo, [c]e passage se chantera en tutti ». Phidylé nous renseigne encore sur cette conception d’ensemble vocal – à effectif réduit (plutôt qu’un chœur à proprement parler) – puisqu’il est précisément demandé dans la nomenclature vocale de la toute première page, à côté d’« une belle basse » solo, «6soprani et 4 ténors ». Le programme d’un concert donné le 21janvier 1904 chez les Vaudoyer nous donne encore de précieuses informations sur le nombre de choristes en présence – une petite trentaine environ –, placés sous la direction de Walther Straram pour interpréter notamment Gardez le trait de la fenêtre, les trois chœurs des Études latines ainsi que La Nuit31. Nous avons encore vu que, lors d’un concert donné le 29 novembre 1911 à l’École Engel-Bathori, trois « chansons à 3 et 4 voix » de Hahn (En vous disant adieu, Comment se peut-il faire ainsi ? et Les Fourriers d’été) furent interprétées par un quatuor de solistes. Afin de mettre en valeur certains chanteurs particulièrement talentueux, des solistes peuvent encore se joindre au chœur, dans une sorte d’esprit concertant, comme dans Lydie (pour ténor solo et chœur), Thaliarque (pour chœur à deux voix avec soli) et Phidylé (pour solo de basse et chœur).
L’amateurisme des chœurs auxquels s’adresse Hahn – au bon sens du terme (chanteuses et chanteurs de salons, de sociétés chorales et d’orphéons, éduqués et possédant la plupart du temps un très bon niveau musical) – induit, de prime abord, une écriture le plus souvent verticale, homorythmique, qui se traduit par une texture en blocs sonores compacts (peut-être aussi les interventions du chœur en tierces parallèles, en doublures entre sopranos et ténors, dans Lydie ou les nombreuses doublures à l’unisson dans Phidylé). Pourtant, derrière cette apparence trompeuse, le compositeur propose, toujours avec beaucoup de subtilité, une grande diversité de combinaisons, d’agencements et de regroupements vocaux au sein d’un effectif donné au départ : sections pour voix solistes, alternance et passage de relais entre les différents pupitres, redistribution dans les associations de pupitres, etc. Lors de retours mélodiques, ne pouvant se résoudre à proposer le même arrangement, Hahn procède systématiquement à des variantes touchant à l’écriture chorale : nouvelles doublures, nouvelles distributions et répartitions de pupitres (La Nuit). Ainsi, par exemple, la texture de À la lumière se renouvelle-t-elle sans cesse grâce aux divers agencements et divisions des voix qui parcourent la partition.
À côté de formes binaires du type AB (Les Fourriers d’été – avec une coda sur le retour thématique de A), tripartites ABA ou A1A2A1’ (Vivons, mignarde !), de formes en arche tronquées ABCA (Aubade athénienne), de formes strophiques à variantes (Pleurez avec moi !) ou de structures plus libres et continues qui suivent la progression dramatique du texte mis en musique (Àla lumière), il faut souligner l’utilisation originale du rondel qui n’est pas sans renvoyer à une esthétique passéiste (fin du Moyen Âge et Renaissance) que Hahn se plaît cependant à relire en la combinant à celle de la mélodie française de la Belle Époque32.
Poèmes à forme fixe, les rondels s’organisent en trois strophes (deux quatrains suivis d’un quintil) de vers le plus souvent octosyllabiques, sur deux rimes seulement. Ces rondeaux d’origine médiévale et française, en vogue entre les XIVe et XVIe siècles – Charles d’Orléans ayant tout particulièrement illustré le genre –, sont de forme cyclique puisqu’ils voient le retour caractéristique de certains vers en début, milieu et fin de poème, sorte de refrain poétique. Ainsi, les deux premiers vers sont-ils repris à la fin du second quatrain et seul le vers liminaire revient à la toute fin du quintil, en guise de conclusion générale.
Au-delà des Rondels proprement dits (Le Jour, La Nuit et Gardez le trait de la fenêtre, pour les trois morceaux écrits pour chœur), la pièce Les Fourriers d’été (no 6 des Chansons et Madrigaux), sur un nouveau poème de Charles d’Orléans, répond elle aussi à la forme fixe du rondel. On notera une seule petite irrégularité structurelle dans La Nuit dont la strophe centrale est déjà un quintil (au lieu du quatrain attendu). Cette « irrégularité » trahit la propre relecture, très libre, du compositeur qui floute ainsi les frontières poétiques et musicales entre les strophes en reprenant, de son propre chef, le « Nous bénissons la douce nuit » afin de créer lui-même ce quintil (qui reste bien un quatrain dans le rondel poétique originel de Théodore de Banville qui, lui, ne reprend pas cet « octosyllabe-refrain »). D’un point de vue musical, si Hahn conserve l’idée de « refrain » lorsque reviennent les vers poétiques avec le retour de la mélodie qui leur était associée, il ne procède cependant jamais à une simple duplication.
Bien au contraire, le compositeur ne peut s’empêcher, avec beaucoup de subtilité, de varier systématiquement certains intervalles, d’enchâsser la ligne mélodique dans un nouvel écrin harmonique ou de remettre sur le métier l’équilibre choral, aboutissant en quelque sorte à la création d’un refrain constamment varié. Comme il le fait par exemple dans La Nuit, Hahn peut aussi se jouer des retours – musicaux et poétiques – pour brouiller la perception de la forme. Ainsi, alors que la troisième strophe débute par un vers original, il n’hésite pas à associer ce dernier au « refrain » musical qui n’aurait normalement dû apparaître que sur le vers « Nous bénissons la douce nuit ». En revenant sur les retours poétiques précédents, on se rend compte que Hahn gomme le « refrain » musical en ne faisant pas évoluer la corde de récitation initiale.
Reynaldo Hahn : La Nuit, mes. 10-12
Lorsque l’énoncé mélodique liminaire revient au début de la troisième strophe poétique, il est tellement saisissant que l’auditeur identifie ici le début d’une deuxième grande partie musicale, d’ailleurs soulignée par une nouvelle texture pianistique.
Reynaldo Hahn : La Nuit, mes. 20-25
Hahn s’est donc arrangé pour faire entrer le triptyque poétique du rondel dans un diptyque musical, se réappropriant ainsi la forme pour la relire et la restructurer selon sa propre vision.
Des mots avant toute chose…
Comme dans l’ensemble de sa musique vocale – et de ses mélodies en particulier –, Hahn porte une attention toute particulière au texte poétique qu’il met en musique. Ne livrera-t-il pas dans l’une des conférences qu’il donnera à l’Université des Annales en 1913 et 1914 : « Si, de la parole ou de la mélodie, l’un devait dominer, il n’est pas discutable que ce serait la parole33 » ? Pour ce faire, il pèse chacun des mots-clés des poèmes qu’il « musicalise » pour les éclairer, ici d’une harmonie signifiante, là d’un saut intervallique expressif dans la mélodie, là encore d’un épaississement ou, au contraire, d’un allègement dans la texture chorale, autant d’options musicales trahissant sa propre lecture poétique. Il précisera en effet, lors de ces mêmes conférences :
« Mais, le plus souvent, ce sont les mots eux-mêmes qui ont donné naissance à la musique ; ils l’ont engendrée dans le cerveau du musicien ; ces mots ont suggéré au musicien des images, ont éveillé en lui des sensations mentales ; ces sensations, ces images ont fait naître à leur tour un ensemble de sons ; cet ensemble de sons constitue le morceau ou le passage que le chanteur vous chante ; peut-être ce passage, sans les mots, serait-il déjà évocateur, puisqu’il est imprégéné du sens même de ces mots, puisqu’il n’existe que par eux ; mais ces mots générateurs, entendus en même temps que la musique qu’ils ont créée, donnent à cette musique un surcroît de force, en décuplent la puissance descriptive et surtout en précisent les intentions.34»
Il ressort de ces considérations préliminaires la prédominance dans ses chœurs d’un style très majoritairement syllabique pour privilégier avant tout une parfaite intelligibilité du texte délivré par les chanteurs, quelques très rares vocalises venant émailler, çà ou là, certaines pièces (Vivons, Mignarde ! ou LesFourriers d’été, par exemple).
Reynaldo Hahn : Vivons, Mignarde !, mes. 1-21
Sur la page de garde des Rondels, recueil qui, rappelons-le, compte trois chœurs en son sein, Hahn adresse à Louis Landry cette dédicace révélatrice :
« Mon cher ami, Nous avons parlé ensemble, quelques fois, de la déclamation et de la prosodie musicales ; or, je me suis attaché, en ce petit recueil, à résoudre un de leurs plus subtils problèmes : j’ai tenté de prouver les rapports mystérieux qui existent entre l’inflexion naturelle de la voix et l’harmonie. Pour cela, j’ai choisi le “ Rondel ”, c’est-à-dire un poème à forme fixe, dont la lecture parlée obéit à certaines règles exigées et dictées par l’ouïe et l’instinct. Je n’ose me flatter d’avoir réussi, mais je suis certain que vous comprendrez et apprécierez mon effort. Acceptez donc ces pages, que je vous offre en remerciement de votre solide amitié et en témoignage de la mienne. R. H. 1899 »
Comme les compositeurs amoureux de la langue française, Hahn accorde une grande importance au travail prosodique, cette adéquation si subtile entre le rythme de la langue parlée – « naturelle » – et celui de la musique – par l’intermédiaire de la voix chantée. À l’intérieur même d’un mot, il fait le plus souvent correspondre une syllabe accentuée avec un temps fort, une valeur longue, un décrochage dans l’aigu ou un accent expressif dans la musique. Au contraire, les désinences verbales se produisent sur de petits intervalles mélodiques descendants (secondes, tierces, quartes éventuellement) qui suivent une valeur longue servant à souligner la syllabe du mot portant l’accent tonique. Quant aux « e » muets placés en fin de vers, ils interviennent généralement à la toute fin d’une valeur longue, en restant sur la même note afin qu’ils se confondent presque avec la syllabe qu’ils closent et que leur prononciation, pourtant précisément fixée d’un point de vue rythmique par Hahn, passe quasiment inaperçue. Quelques diérèses subsistent encore (comme dans l’Aubade athénienne, mes. 119-120, sur « pieuse amie », ou La Nuit, mes. 8, sur « inquiétude ») mais elles restent cependant des exceptions par rapport à l’ensemble du corpus choral hahnien.
Colorations modales et traits stylistiques archaïsants
Dans un langage clairement tonal, Hahn n’hésite pas à recourir parfois à de discrètes touches modales que lui inspire notamment l’imaginaire d’une Antiquité grecque idéalisée, comme c’est le cas dans l’Aubade athénienne. Ainsi, par exemple, le clair do majeur matinal dans lequel baignent les deux volets latéraux de ce triptyque A-B-A’35 recourt-il systématiquement à des inflexions relevant davantage d’une logique modale plutôt que d’une fonctionnalité d’ordre tonal. Les notes sensibles présumées (si) appartiennent presque toujours à un accord qui n’est pas une dominante (ou qui est en tout cas fortement modifié, comme dans la cadence du motif mélodico-harmonique générique des quatre premières mesures) : le rapport «tension / détente » de la tonalité se voit ainsi complètement éludé. Une modalité harmonique se fait également jour par l’utilisation d’accords reposant sur des degrés « faibles » de l’échelle du mode majeur (VIe et IIIe degrés). On s’éloigne donc bel et bien d’un do majeur « tonal » pour se diriger plutôt vers une coloration au mode de do (ou mode ionien – dans l’acception courante utilisée aujourd’hui –, ou mode lydien – pour reprendre, dans un tel contexte antiquisant, l’appellation antique originelle présumée).
Reynaldo Hahn : Aubade athénienne, mes. 1-12
On retrouve d’ailleurs un très bel exemple de ce type de modalité harmonique procédant par enchaînement non fonctionnel des accords dans l’unique et subtil passage a cappella (mesures 118-124), juste avant la reprise du volet liminaire, lorsque les jeunes filles annoncent à Hellé « Chaste et pieuse amie, C’est la fête de tes vingt ans ! » : l’effet archaïsant est ici tout à fait saisissant36.
Reynaldo Hahn : Aubade athénienne, mes. 118-125
Aux mesures 40-50, tandis que la section est toujours pôlarisée sur do, un si b fait son apparition et s’affirme, tant aux voix que dans la partie de piano. Une nouvelle coloration modale se fait alors jour, empruntant cette fois à l’échelle de sol (ou mode mixolydien, encore appelé hypophrygien dans la théorie modale de la Grèce antique) : do-ré-mi-fa-sol-la-si b-do.
Reynaldo Hahn : Aubade athénienne, mes. 39-51
Enfin, lorsque l’armure change et affiche cinq bémols (mesure 64 et suivantes), modulant en ré b majeur, Hahn colore l’accord de tonique sur ré b par une ligne mélodique pentatonique anhémitonique (réb-mib-fa-la b-si b), à la basse puis à la main droite du piano, qui permet d’éviter à nouveau toute forme de rapport tension / détente en éludant justement le demi-ton, pentatonisme qui, dans un tel contexte de stylisation archaïsante, invite l’imaginaire de l’auditeur sous d’autres cieux et en des temps reculés.
Reynaldo Hahn : Aubade athénienne, mes. 64-74
Quant aux accords sèchement arpégés, fusées incisives descendantes de triples croches et autres appoggiatures brèves « pincées » dans la partie de piano, ils viennent très probablement suggérer la stylisation d’une lyre ou d’une cithare pour accompagner le chant des jeunes filles.
Reynaldo Hahn : Aubade athénienne, mes. 1-12
En tête de la partition de Gardez le trait de la fenêtre (no 6 des Rondels), Hahn précise que sa pièce est écrite en « mode hypodorien » qui correspond ici à un mode de la transposé sur sol. Notons que le compositeur use ici du nom du mode antique présumé, alors qu’on l’appellerait aujourd’hui plus volontiers mode éolien (selon la terminologie proposée par Glaréan). Sonnant comme une sorte de mode mineur sans note sensible, le compositeur assure une couleur modale ancienne qui, par l’absence de sensible, nie justement tout rapport de tension / détente au cœur même de la rhétorique tonale. Ainsi, l’auditeur se voit-il plongé dans un vague passé qui lui permet de mieux goûter à la poésie quinziémiste de Charles d’Orléans (1394-1465).
Reynaldo Hahn : Gardez le trait de la fenêtre, mes. 1-17
L’écriture archaïsante se manifeste également dans les chœurs – assez rares cependant chez Hahn –ayant recours à l’imitation (canon à l’octave, à deux mesures de distance, entre les sopranos et les ténors, dans Vivons, Mignarde !, et entrées en imitation dans Les Fourriers d’été) ou, tout au contraire, à l’homorythmie (dans la sublime déploration Pleurez avec moi !).
Reynaldo Hahn : Les Fourriers d’été, mes. 1-10
Reynaldo Hahn : Pleurez avec moi !, mes. 1-13
Raffinements harmoniques
Même si chacune des pièces constitutives du répertoire choral hahnien recèle, çà et là, de subtiles progressions d’accords, ce sont certainement l’alpha et l’oméga de ce corpus qui offrent les plus belles surprises en termes de raffinements harmoniques. Les six dièses à l’armure de L’Obscurité induisent la tonalité – lumineuse et éclatante – de fa # majeur, tonalité qui ne s’affirme pourtant qu’à l’extrême fin de la pièce. Les premiers appuis harmoniques significatifs, sur des valeurs longues, se font par exemple, dès la fin de la deuxième phrase musicale, sur un accord de la majeur – qui serait un IIIe degré (degré faible) du ton principal – (mes. 6), puis de do majeur, à l’état de deuxième renversement – accord à distance de quinte diminuée du ton principal ! – (mes. 7). La fin de la première section musicale (mes. 13) propose encore une arrivée inattendue, dans le cadre d’un plan tonal traditionnel, sur un accord de si majeur avec sixte ajoutée (sol #).
Reynaldo Hahn : L’Obscurité, mes. 1-13
Un autre exemple d’enchaînement harmonique original et saisissant se produit aux mesures 18-19. Alors qu’apparaît pour la toute première fois une dominante de fa # majeur, au lieu qu’elle se résolve sur la tonique pour stabiliser enfin la tonalité principale, cette harmonie débouche sur un nouvel accord complètement surprenant de la majeur, l’enchaînement sonnant de fait comme une sorte de cadence évitée. Puis les basses restent alors sur un recto tono de do # que les autres voix viennent colorer par un accord de fa # majeur (qui devient cependant ici des plus mystérieux, car il ne sonne plus comme une tonique) puis, à nouveau, de la majeur.
Reynaldo Hahn : L’Obscurité, mes. 17-22
Quant à l’ultime pièce chorale À la lumière (1925), d’une durée de près de dix minutes, elle présente un riche et saisissant parcours harmonique, particulièrement instable et plein de surprises, venant probablement suggérer les constants changements d’éclairage au fil de la journée et, surtout, le combat que se livrent sans fin les ténèbres et la lumière.
L’introduction s’ouvre sur une pédale de dominante (la b) qui se fait entendre sur des bouches fermées, pédale autour de laquelle gravitent de tortueux chromatismes tournant sur eux-mêmes, dans une sorte de sombre et mystérieux halo. Dès que le chœur commence à prononcer le texte d’Anatole France (mes. 17), le premier accord de ré b majeur (tonalité principale suggérée par l’armure à cinq bémols) se dilue aussitôt dans des progressions chromatiques parallèles entre ténors et voix féminines, tandis que les basses évoluent en mouvement contraire. De façon surprenante dans le cadre d’une logique tonale, le premier repos se fait sur un accord de mi b majeur (mes. 20), les suivants sur une harmonie de si b majeur sur le mot « Lumière » (mes. 25) puis de fa mineur sur « étoiles » (mes. 35).
Reynaldo Hahn : À la lumière, mes. 1-25
Tandis que les voix se superposent progressivement, du grave à l’aigu, dans cette même couleur de famineur sur des « ÔLumière ! » entrant au fur et à mesure, le dernier salut à la clarté du jour par les sept voix réunies en homorythmie se fait quant à lui sur un étincelant lab majeur (mes. 40-41).
Reynaldo Hahn : À la lumière, mes. 36-41
Même si, dans la section suivante, les basses se fixent bien sur une pédale de tonique (ré b – on comprend ainsi, aposteriori, que l’accord précédent de la b majeur était donc une dominante), le premier degré de ré b majeur se voit toujours différé (il apparaît subrepticement mes. 44, puis mes. 47), se faisant sans cesse attendre. De toutes les façons, l’harmonie se chromatise à nouveau (mes. 52-62) et il faut attendre l’arrivée sur un lumineux repos en la majeur sur le mot « douceur » (mes. 75) pour retrouver l’affirmation d’une sensation tonale digne de ce nom. Mais pour bien peu de temps cependant : « l’ombre mouvante » des bois s’accompagne de nouveaux chromatismes tortueux (mes. 76-82, puis 83-93), dans cette lutte incessante entre les ténèbres et la lumière. À partir de la mesure 94, malgré quelques résidus encore de chromatismes, le ton principal de ré bmajeur s’affirme peu à peu, pour se stabiliser enfin dans la dernière section (à partir de la mes. 104).
Reynaldo Hahn : À la lumière, mes. 94-114
Lorsque, à partir de la mesure 125, les basses se fixent à nouveau, comme au tout début, sur la pédale de dominante (lab), Hahn semble vouloir revenir au climat liminaire, harmoniquement sombre, nébuleux et sinueux. Mais cet épisode ne représente finalement qu’une parenthèse puisque la lumière s’affirme et triomphe dans le tout dernier épisode (à partir de la mes. 135) dans un définitif et éminemment tonal rébmajeur.
Reynaldo Hahn : À la lumière, mes. 125-152
Au-delà du message symbolique porté par cette pièce, il faut souligner combien, dans un cadre général pourtant tonal, la tonalité est sans cesse malmenée – voire dévoyée parfois –, par son utilisation sortant des règles fixées par sa propre rhétorique. À la lumière se présente ainsi comme une véritable mosaïque, tant les tonalités différentes n’en finissent plus de se juxtaposer les unes aux autres, dans une logique purement coloriste, sans aucune forme de cohérence chère à la syntaxe tonale traditionnelle, les différentes couleurs se succédant pour donner l’impression d’un tissu sonore aux reflets moirés, sans cesse changeants. Hahn nous offre ici, en quelque sorte, un visage souvent méconnu de lui-même et de son langage musical, ce dernier ayant souvent été considéré comme mièvre ou anachronique, malgré ses indéniables qualités pour qui veut bien prendre la peine d’en pénétrer les arcanes et les subtilités. D’autre part, en considérant toutes les difficultés de justesse intonative (tant dans leur dimension horizontale que verticale) liées au langage harmonique mis en œuvre, on ne peut qu’imaginer et être admiratif du niveau élevé des sociétés chorales –non professionnelles, rappelons-le – qui, en 1925, se sont confrontées à cette « œuvre imposée » pour pouvoir participer au Grand concours international de musique organisé par la Ville de Cannes. Oserait-on voir ainsi, dans la liberté et la progression formelles liées à la seule dramaturgie portée par le texte de ce dernier chœur hahnien, mais aussi dans l’énergie générale et le traitement particulier de la tonalité, une vague préfiguration du magistral « Liberté », pièce clôturant la cantate Figure humaine (1943) pour double chœur mixte que Francis Poulenc composera en 1943 sur des textes de Paul Éluard ?
La musique chorale de Reynaldo Hahn porte ainsi en elle – par le caractère changeant de ses effectifs relevant le plus souvent d’ensembles vocaux réduits plutôt que de chœurs massifs, voire pléthoriques, par la présence aussi du piano qui la lie parfois, d’une certaine manière, au répertoire de la mélodie française – les stigmates des milieux sociaux au sein desquels et pour lesquels elle a été conçue, ceux des salons de la haute société parisienne, principalement (excepté pour l’ultime pièce Àla lumière). Par les nombreuses stylisations de formes ou de genres musicaux hérités du passé (Renaissance, esthétiques baroque et classique) qui s’y font jour – répertoires alors en pleine phase de rédécouverte en ce tournant des XIXe et XXesiècles –, l’évocation aussi d’une Grèce antique mythique et idéalisée, les chœurs de Hahn enregistrent encore les principaux goûts alors en vogue qui définissent les contours d’une certaine esthétique de la musique française emblématique de la Belle Époque. Mais loin de se contenter d’une passive admiration muséale ou d’une servile imitation relevant du pastiche, le compositeur profite de la redécouverte de ces répertoires et de ces imaginaires pour nourrir son inspiration en tentant d’intégrer dans sa musique certains de leurs traits stylistiques parmi les plus significatifs pour les relire à l’aune de son temps et de sa propre esthétique. Les œuvres chorales de Hahn offrent ainsi un renouvellement de l’écriture chorale idiomatique qui, derrière une façade pouvant apparaître de prime abord monolithique ou peu imaginative, regorge de détails concernant les agencements des voix pour diversifier sans cesse la matière chorale. Au-delà de ces considérations touchant directement à l’instrument que représente le chœur, avec ses différentes façons de sonner, le compositeur n’ouvre pas moins de nouvelles pistes dans les domaines de la tonalité, de la modalité ou du rapport à la structure musicale.
Ainsi, tout en s’inscrivant dans la tradition chorale française de Charles Gounod (1818-1893), de César Franck (1822-1890) ou encore de Camille Saint-Saëns (1835-1921), Reynaldo Hahn fait donc évoluer, sans jamais donner dans un style tapageur mais toujours avec beaucoup de tact et de subtilité, l’écriture pour chœur, devenant l’une des figures incontournables de la nouvelle génération de compositeurs français s’adressant à ce type de formation. Ses œuvres représentent un maillon essentiel – bien que souvent délaissé et oublié – dans la chaîne de l’histoire de la musique chorale profane française, aux côtés des pièces emblématiques de Debussy, de Ravel et préparant même en quelque sorte celles, plus tardives, de Poulenc.
Bibliographie
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L'auteur
Agrégé de musique et docteur en musicologie de la Sorbonne, Stéphan Etcharry est maître de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne (URCA), rattaché au Centre d’études et de recherche en histoire culturelle (CERHiC). Ses travaux portent sur les musiques françaises et espagnoles des XIXe et XXe siècles, et plus particulièrement sur l’hispanisme musical français, l’exotisme musical, les transferts culturels franco-espagnols et l’étude critique de la musique instrumentale, vocale et de scène de cette période (histoire, esthétique, analyse, intertextualité). Outre de nombreux articles sur ces questions, il a publié, avec Florence Doé, La Grande Guerre en musique. Vie et création musicales en France pendant la Première Guerre mondiale (Peter Lang, 2014) et a coordonné, avec la linguiste Machteld Meulleman, le no 4 de la revue en ligne Savoirs en Prisme (« Langue et musique », 2015). Avec Jérôme Rossi, il a codirigé l’ouvrage Du concert à l’écran. La musique classique au cinéma (PUR, 2019) et prépare un double numéro avec JulieMichot pour les nos 15 et 16 de Savoirs en Prisme (« La figure du musicien au cinéma », 2022). Il collabore aussi régulièrement à L’Avant-Scène Opéra, rédigeant notamment plusieurs guides d’écoute (Ravel, Offenbach, Meyerbeer).
Saint-Saëns, Camille | Milhaud, Darius | Hahn, Reynaldo | Poulenc, Francis | Ravel, Maurice | Debussy, Claude
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